La fondation de l’Hôtel-Dieu de Gaspé
Au cours des dernières semaines, plusieurs d’entre vous ont sans doute pris la route des vacances et d’autres sont probablement au cœur de leurs derniers préparatifs pour une escapade loin de la maison. Pendant que certains seront dans l’avion, d’autres ont plutôt décidé d’explorer le Québec et découvrir les magnifiques paysages de nombreuses régions. Il n’est pas nécessaire d’aller loin pour vivre une belle aventure, que ce soit en couple, en famille ou entre amis. La Gaspésie est toujours une destination privilégiée durant la saison estivale, en raison de ses nombreux attraits touristiques, ses décors enchanteurs et sa nature propice aux activités de plein air.
Cependant, cette région n’a pas toujours été accessible aussi facilement. C’est seulement depuis 1929 qu’il est possible de faire le tour de la péninsule gaspésienne, année lors de laquelle la route 6 (aujourd’hui la route 132) est achevée[1]. Il existait bien des routes qui reliaient différents villages entre eux, mais, si l’on partait de Québec en voiture, la route se rendait seulement jusqu’à Matane en 1925. Comme possibilité, il restait un réseau ferroviaire encore déficient, mais surtout le transport maritime. Le fleuve Saint-Laurent demeurait le chemin le plus simple pour se rendre jusqu’à Gaspé.
C’est ce qu’ont fait deux augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec, lorsqu’elles sont embarquées à bord du S.S. Northland, le 23 septembre 1926, afin de fonder l’Hôtel-Dieu de Gaspé et d’être en mesure d’offrir des soins hospitaliers aux habitants de la péninsule gaspésienne, qui était alors bien démunie en cette matière[2]. Il y avait bien un petit hôpital fondé à Chandler, en 1915, mais celui-ci ne pouvait certainement pas fournir à la demande pour un aussi grand territoire, en plus d’avoir une accessibilité limitée[3].
Mgr François-Xavier Ross : un évêque au service de la Gaspésie
C’est l’évêque de Gaspé, Mgr François-Xavier Ross, qui fut le grand défenseur de l’établissement d’un hôpital à Gaspé. Il voulait que Gaspé devienne une véritable ville épiscopale. Alors que les sœurs de Notre-Dame du Saint-Rosaire s’occupent déjà d’une école depuis 1917, Mgr Ross fait aussi venir les Ursulines pour tenir, en premier lieu, une école normale, avant de diriger un pensionnat et une école ménagère. En 1926, la construction du petit séminaire se termine, pour être confié aux jésuites[4]. La même année, Mgr Ross invite les Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec à s’occuper d’un hôpital à Gaspé. On dira que Mgr Ross voulait recréer la fondation de Québec, en soulignant l’implantation rapide des Jésuites, des Ursulines et des Augustines dans la péninsule gaspésienne[5].
Enfin un hôpital à Gaspé!
Pour tenir lieu d’hôpital, Mgr Ross fit l’acquisition d’une maison de briques construite par Charles Le Bouthillier cinquante ans auparavant (suivant à l’identique une maison construite en 1826 et détruite par le feu en 1865) et qui était connue sous le nom de maison Fort Ramsay[6]. Il fallait maintenant s’assurer de laisser ce bâtiment entre bonnes mains.
Des pourparlers avaient déjà été entrepris avec les Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec; la Supérieure de l’Hôtel-Dieu de Québec et son économe se rendant même sur place au cours du mois d’août 1926, pour bien comprendre l’ampleur de la tâche[7]. C’est le 19 août 1926 que l’évêque de Gaspé dépose une requête officielle pour leur demander d’accepter la fondation de l’Hôtel-Dieu de Gaspé, qui sera mis sous le patronage de Notre-Dame-des-Neiges[8]. Pour lui, « cette institution devra se développer en se complétant par d’autres œuvres de miséricorde, suivant que vos constitutions le permettent et que la bonne Providence nous en fera voir la possibilité. »[9] Les Augustines vont même proposer la construction d’un nouvel édifice, mais l’été tirait déjà à sa fin. Il fallait donc se résoudre à aménager au minimum la maison Fort Ramsay pour qu’elles puissent tenir un service d’hôpital à l’étage inférieur et un cloître convenable à l’étage supérieur, en attendant une nouvelle construction au printemps[10].
Des premiers mois difficiles
C’est le 15 septembre 1926 qu’est élue Sœur Marie-de-l’Incarnation (Marie-Louise Cantin) comme première Supérieure et fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Gaspé. Sœur Marie-de-l’Incarnation était consciente des besoins pressants en Gaspésie : « Désormais, nous aurons donc une maison d’hospitalisation pour nos chers malades forcés jusqu’ici d’entreprendre de pénibles voyages pour se rendre aux hôpitaux situés à deux cents, cinq cents et sept cents milles ou se résigner à attendre patiemment la mort dans leurs familles sans les secours qui auraient pu les sauver »[11].
Sœur Saint-Albert (Amarilda Gagnon) sera choisie comme son assistante. Les deux religieuses s’embarquent ensuite sur le bateau le 23 septembre en direction de Gaspé, où elles sont accueillies par les Ursulines deux jours plus tard. Elles seront hébergées dans leur monastère jusqu’en novembre.
Les Augustines devaient en effet s’assurer d’aménager leur monastère-hôpital, afin de pouvoir accueillir leurs consœurs, en plus des premiers malades. Pour assurer la supervision des travaux, il leur fallait traverser la baie, tous les jours, dans une petite chaloupe. Si la mer n’était pas favorable, elles devaient se rendre « à un débarcadère bien incommode et très primitif, peu agréable. Les hommes du bord étaient obligés de les soulever presque dans leurs bras pour qu’elles puissent mettre les pieds sur le quai, lequel était à demi brisé. »[12]
Elles furent finalement rejointes par quatre autres augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec, qui quittèrent leur monastère le 27 octobre 1926 : Sœur Saint-Norbert (Josephte Belleau), Sœur Sainte-Marguerite (Marie Félonise St-Pierre), Sœur Saint-Michel (Edith Chénard) et Sœur Marie-de-l’Assomption (Blandine Bourret). Contrairement aux deux premières, le quatuor choisit plutôt la voie ferroviaire pour se rendre jusqu’à Gaspé, accompagnées de Mgr Ross, qui avait aussi pris le bateau quelques mois auparavant pour voyager avec les deux fondatrices[13].
Les Augustines purent finalement emménager dans leur nouveau monastère le 25 novembre 1926, après quelques semaines de cohabitation avec les ursulines. Les travaux étaient complétés, mais elles n’étaient pas au bout de leur peine, ayant notamment des problèmes d’approvisionnement en eau et en électricité[14].
Malgré tous les problèmes, elles furent en mesure d’accueillir leur premier malade le 3 janvier 1927 et la première intervention chirurgicale eut lieu deux jours plus tard. L’hôpital était équipé d’un appareil à rayons X, d’un stérilisateur, d’une table d’opération et de laboratoires. Après un an d’opération, l’hôpital avait déjà accueilli 525 malades. Cependant, le lieu était étroit et ne comptait que 20 lits. Peu de temps après leur arrivée en Gaspésie, il fallait déjà bonifier l’offre. Dès 1930, un nouveau local fut inauguré et cela permettait maintenant de monter la capacité à 75 lits destinés aux malades. La maison Fort Ramsay allait maintenant servir seulement comme monastère pour les Augustines[15].
Un autre agrandissement et un sanatorium
Un peu plus de 10 ans après la construction de l’hôpital de 1930, il fallait encore agrandir. Les besoins étaient criants, particulièrement après des années de crise économique. En 1939, le comté de Gaspé-Sud comptait 250 tuberculeux et l’Hôtel-Dieu de Gaspé était seulement en mesure de leur réserver 25 lits. Le Ministère de la Santé accorde donc 50 000$ en septembre 1939 pour assurer la construction d’une nouvelle aile comptant 75 lits, dont 50 destinés aux tuberculeux. On ajoutera en même temps un service de pédiatrie et une maternité[16].
Même avec cette aile supplémentaire, le traitement de la tuberculose nécessitait des investissements supplémentaires. Avant même la construction de cette aile, Mgr Ross avait déjà signifié au gouvernement provincial son intention d’établir un sanatorium à Gaspé, pour se concentrer encore davantage sur le traitement des tuberculeux. La Seconde Guerre mondiale va retarder le projet de quelques années, mais dès juillet 1945, l’évêque de Gaspé reçoit l’accord des autorités provinciales pour construire le sanatorium, peu de temps avant sa mort. Il ouvrit finalement ses portes en 1950, sous le nom de Sanatorium Ross. Celui-ci, perché sur le Mont Albert, pouvait maintenant accueillir 400 malades, en provenance de toute la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine. Là aussi, des augustines se dévoueront corps et âme au soin des malades, aidées par les Hospitalières de St-Augustin, puis par les Sœurs de Ste-Anne[17].
Encore un déménagement
En 1964, leur monastère est devenu pratiquement inhabitable pour une quarantaine de religieuses. C’est ainsi que des plans sont élaborés pour la construction de leur nouvelle maison, qui les accueillera en 1966[18].
C’est à la même époque que les augustines doivent céder la gestion de leur hôpital, avec l’adoption de la Loi des hôpitaux en 1962, qui « donne lieu à la création de corporations indépendantes des communautés religieuses pour l’administration des hôpitaux. »[19] En 1964, l’Hôtel-Dieu de Gaspé devient un véritable centre médical destiné à soigner l’ensemble de la population gaspésienne[20].
En plus de la construction du monastère, une école d’infirmières est bâtie et ouvre ses portes en 1968. Cette école sera rapidement intégrée au Cégep de la Gaspésie, qui est institué en 1968 également.
Mais surtout, le 5 août 1969, la construction de l’hôpital actuel débute et ouvre officiellement ses portes le 22 novembre 1972, maintenant sous le nom de Centre Hospitalier de Gaspé. Aujourd’hui, celui-ci admet, à son urgence, plus de 15 000 personnes par année. Le Sanatorium Ross, quant à lui, abrite désormais un centre d’appel ministériel, un CHSLD et, pour encore quelques années, le département de psychiatrie de l’hôpital[21].
L’héritage de pionnières
Même si les bâtiments qui abritaient leur premier monastère et leur premier hôpital n’existent plus aujourd’hui, leurs traces sont encore bien présentes. Leur deuxième monastère a été reconverti en résidence pour personnes âgées en 1995, sous le nom de Manoir St-Augustin. De plus, une bonne partie de leurs terres a été vendue et fait partie du Parc industriel des Augustines, où sont installées plusieurs entreprises industrielles et para-industrielles[22].
Au-delà de l’héritage toponymique, les Augustines de Gaspé ont aussi été des pionnières des soins dans la région gaspésienne. Il fallait un profond sens du devoir pour se lancer dans cette grande aventure. Elles devaient quitter leur monastère d’attache de Québec pour se rendre à des centaines de kilomètres de chez elles et s’assurer de rendre habitable leur nouveau domicile, en plus de le rendre utilitaire pour le soin des malades. L’accès aux soins de santé est, encore aujourd’hui, un enjeu d’importance dans les régions éloignées des grands centres urbains, mais on peut affirmer que les Augustines ont pu jouer un rôle de pionnières dans ce domaine en Gaspésie.
[1] Paul Lemieux, « Le « Tour de la Gaspésie » a 86 ans », Graffici.ca, consulté le 9 août 2019.
[2] Mgr François-Xavier Ross « Les Religieuses Hospitalières de la Miséricorde de Jésus à Gaspé », lettre de 1927, publiée dans Revue d’histoire et de traditions populaires de la Gaspésie : Les 50 ans de l’Hôtel-Dieu de Gaspé, avril-juin-juillet-septembre 1976, no 54-55, p. 72.
[3] Marc Desjardins et al., Histoire de la Gaspésie : 2e édition, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1999, p. 586-587.
[4] Ibid., p. 561.
[5] Mgr François-Xavier Ross, op. cit., p. 74.
[6] Ibid., p. 72.
[7] Mgr Paul Joncas, « Mgr F.-X. Ross, le premier fondateur de l’Hôtel-Dieu », Revue d’histoire…, op. cit., p. 81.
[8] Laurette Arsenault, « Les fondatrices », Revue d’histoire…, op. cit., p. 90-92.
[9] Mgr François-Xavier Ross, Lettre du 19 août 1926, citée dans Mgr Paul Joncas, op. cit., p. 81-82.
[10] Mgr Paul Joncas, op. cit., p. 82.
[11] Extrait d’un mandement de Mgr F.-X. Ross, érigeant le Monastère des Augustines à Gaspé (No 320) 8 décembre 1926, p. 349-350, cité dans Laurette Arsenault, op. cit., p. 91.
[12] Félonise St-Pierre, Petites notes sur les premiers temps de notre fondation, Revue d’histoire…, op. cit., p. 98.
[13] Ibid., p. 99.
[14] Mgr Paul Joncas, op. cit., p. 84.
[15] Marc Desjardins et al., op. cit., p. 588.
[16] Ibid., p. 588.
[17] Angèle Bélanger, « Les Augustines et le soin des tuberculeux », Revue d’histoire…, p. 193.
[18] Odilon Cotton, 50 ans de service médico-chirurgical, Revue d’histoire…, p. 164.
[19] Vincent Lemieux, Le système de santé au Québec : organisations, acteurs et enjeux, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003, p. 16.
[20] Yvonne Richard, « L’administration religieuse : 50 ans de vie hospitalière pour les Augustines de la Miséricorde de Jésus », Revue d’histoire…, p. 143.
[22] Plan d’urbanisme No 1155-11, Ville de Gaspé, 2011.